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Empreintes du jour
20 janvier 2015

Femme de méninges

 

Ma voisine est femme de ménage. Ma nouvelle voisine. La femme du maire. Du nouveau maire. Elle est femme de ménage à la bibliothèque de la ville voisine qui a changé de maire aussi. L’autre était un « m’as-tu vu ». Mais qu’as-tu fait de ton mandat ? Grondait le peuple amer, lui ôtant ses suffrages. Le nouveau venu veut du résultat. Quel résultat ? Personne ne sait car il n’a pas de programme. Seulement des méthodes bizarres. Par exemple, pour le nouveau règlement plutôt coercitif à la cantine scolaire, il exige à tout prix que les enfants dès deux ans apposent leur signature précédée de la mention « lu et approuvé ». Etonnant, non ? En ce moment beaucoup de choses font peau neuve qui serait plutôt « peau de vaches » en ces temps de peau de chagrin !

 Mais revenons à ma nouvelle voisine, dont j’ignore encore le prénom, une dame affable, et non à fables ou à histoires, même si la suite du récit pourrait souscrire à cette assertion,  je la rencontre là poussant son charriot  contenant tout l’attirail utile pour combattre microbes, bactéries, moutons et autres chatons en suspension dans l’air ou déposés dans les moindres interstices.

-         Voilà, me confie-t-elle, je fais toujours la même chose, depuis trente ans. Soulever les livres, nettoyer l’étagère, épousseter les livres et remettre les livres en place. Dans l’ordre. Immuable. Vous connaissez l’adage des bibliothécaires ? « Un livre mal rangé est un livre perdu pour le lecteur ». Bon, c’est un peu tiré par les cheveux, je reconnais. Un lecteur sait qu’un ouvrage peut prendre quelque liberté par rapport à l’ordre, même alphabétique. Un livre n’est pas un spécimen qui se tient au garde-à-vous et c’est tant mieux. Un livre ça se mérite, alors un peu de recherche, un peu de vagabondage.  Tenez, je vais vous confier un secret.  Je peux vous le dire à vous, puisque vous êtes mon voisin et que vous avez une tête sympathique, et  puis vous n’êtes pas à cheval sur l’ordre, ça se voit sur vous ! A vue d’œil !

-         Ah bon !

-         Oui, oui, croyez-en mon flair ! Il me trompe rarement. J’aime saupoudrer un peu de fantaisie dans ma routine. Je déplace de temps à autre un auteur quand son voisinage avec un autre me semble inapproprié, voire choquant. Par exemple cet olibrius qui fait la une partout en moment avec ces théories révisionnistes, oui, Éric… comment déjà… ah oui ! Éric Ducon !  Trop bien entouré. Entre Dhôtel et Duteurtre, vous vous rendez compte ? Vous savez où je l’ai mis, le Ducon, Oh Pardon, je m’emporte, et puis les étagères ont des oreilles, elles pourraient me jouer un tour.

-         Non. Vous ne l’avez quand même pas retiré de la circulation ?

-         Pas si bête ! je l’ai placé sur la planche tout en bas, comme ça l’éventuel lecteur, aux idées nauséabondes, risque le tour de rein à le dégoter à cet endroit.  Et tous les olibrius de son espèce je les ai regroupés, ils font une sacrée bande de c… Excusez l’expression en ces lieux si chargés de poésie et de mémoire… Mais ceci reste entre nous… Moi ce que j’en dis, vous savez…je ne suis qu’une simple manutentionnaire.

-         Non, non, pas tant que ça !

-         Et on recommence. Le sol…les étagères… le sol… Vous comprenez que je cherche à m’évader de temps en temps de ce travail répétitif, à m’extraire de ce ballet oh combien monotone. Alors j’imagine, puis-je vous le révéler sans crainte du ridicule, j’imagine que mon plumeau s’allège encore, vole et devienne plume, que ma main libre la promène dans l’air aseptisé et y écrive jour après jour le roman de ma vie en y mettant du piquant et même en brodant. Car j’aime broder, cela me vient sans doute de ma grand-mère qui adorait mettre de la fantaisie à tout ce qu’elle touchait et portait. J’adorais et j’étais muette d’admiration, petite fille, à voir courir ses mains papillon sur l’étoffe. Mais je m’égare encore. Au revoir, monsieur… Je vous souhaite simplement de mettre la main sur une perle rare.

-         Merci et… bon courage !

 

Imaginez à présent que les postes de femme de ménage soient réduits à la portion congrue, comme nous psalmodie l’air vicié du temps. Economie de coûts et surenchère des coups… bas. Imaginez que les flocons de poussière s’accumulent sur le lit passé des livres et qu’il faille souffler dessus pour évacuer tous ces moutons agglutinés. Quel nuage délétère un moment dans les airs pour retomber de nouveau en particules sur le plat de l’imprimé ! Pauvres lecteurs entrainés dans un déluge d’éternuements ! Augmenter encore l’allergie à la lecture. Accroître encore le cheptel de veaux en les éloignant de la lecture. Mais a-t-on vraiment besoin de lire de la poésie pour apprécier une belle côte à l’os, clament nos pontifes de la croissance mortifère ?

 

Ma voisine, de sa plume légère, dessine donc des arabesques et imagine des caractères hauts en couleurs et bien trempés. Machinalement elle époussète et consciencieusement elle trace à grands traits virevoltants les contours de son nouveau roman. Rentrée dans ses foyers, elle  partage ce qui lui reste de temps entre l’écriture et la lecture. Entre les deux, son cœur balance de contentement. Et c’est Monsieur le maire, son mari marri, entre deux conseils, mandat oblige, qui chasse le mouton. Madame, pour profiter pleinement de son violon d’Ingres, s’est fait construire une pièce de verre. Et là, dans un grand fauteuil ondoyant, elle mène sa barque en solitaire. Quand le soleil frappe aux vitres, la voilà partie pour un long voyage ébloui dans l’océan du livre.

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