Vous avez dit héron !

Est-ce les prémisses (bien plus, je le crains…) de la plongée lente mais inexorable de mon intellect non pas dans les ténèbres mais dans une zone trouble où la mémoire se fait laborieuse, infidèle et rebelle, où son flot de souvenirs volubiles et volatiles se font la belle.

Par exemple ce matin au réveil.

(Ma femme, ange gardienne de mon intégrité, pour m’épargner, pour me rassurer, me dit prudemment que j’étais encore dans une région nébuleuse, confuse, entre ciel et terre, veille et sommeil, dans un espace-temps de marécage de la pensée, qui allait se dissiper avec la pleine lumière.)

Je cherchais un mot. Pourquoi ce mot-là, loin de mes préoccupations du moment ? Pas un nom propre ou cochon, non simplement un  banal nom commun. Il trottait, ion libre, chenapan, dans ma tête. Plusieurs fois j’ai cru, bon enfant, l’attraper et  pfuitt… il s’échappait de nouveau dans les labyrinthes de ma mémoire, dans les méandres de ma petite et  déficiente cervelle de moineau. J’enrageais !

Pourquoi, à ce moment précis, ces vers du vieux Corneille approché en rechignant lors de ma classe de seconde dite littéraire revenaient-ils à la surface près d’un demi siècle plus tard… ?

Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie

Que n’ai-je donc vécu que pour cette infamie ?

…Et pourquoi j’oubliais ce vocable familier. C’était un petit nom d’oiseau, non pour incendier mes proches, fréquentant ma niche écologique, celle des marais, des mares et des prairies humides,  un volatile au vol lent et majestueux. Je fermais les yeux, faisais le vide en moi et autour de moi et  me concentrais.  J’essayais de l’apprivoiser. Voilà, je le touchais presque. Il venait de se poser sur les branches basses du saule au dessus de la mare de la belle Claire qui aimait s’y mirer.

-         Miroir mon beau miroir, vois-tu venir enfin mon bel amant ?

Elle espérait depuis son veuvage, par ce truchement fantaisiste, rencontrer l’âme sœur. Et chaque jour ce petit échassier, (oui c’était un petit échassier ! j’approchais du but, le mot mystère allait survenir.)  apparaissait à la jolie et candide Claire en guise de prétendant. Il possédait une magnifique chevelure  cendrée et deux élégantes huppes noires posées artistiquement sur le haut de la tête et, pour habiller le tout, un costume trois pièces gris souris qui lui donnaient un air distingué, quoiqu’éminemment carnassier. Le léger trouble de la mare venait s’ajouter à l’émoi de la dame : elle se pâmait à l’apparition si soudaine de son prince charmant.

Et moi j’étais à deux doigts de dénommer ce prince des belles eaux dormantes. Mais le contact n’était pas encore établi. Le vocable ne faisait pas surface. Je laissais Claire à ses chimères et descendais quatre à quatre les escaliers. Une riche idée faisait jour en moi. Proposer une devinette à Leela toujours prête à entrer en jeu et m’aider à retrouver mes repères. Charmante  fillette !

Dans le salon, elle chantait à tue-tête. Il était six heures quarante cinq. C’était un matin de vacances d’hiver et de tempête. Un jour d’hibernation. Sauf pour Leela, qui attaquait le  jour nouveau à gorge déployée et allait partir tout à l’heure guillerette chez Marie sa belle nourrice rejoindre Petit Louis, son petit ami encore quadrupède.

Je m’asseyais à côté d’elle et l’abordais doucement :

-         Je te pose une devinette. Son regard s’éclaircit encore, elle abandonna provisoirement son refrain.

-         D’accord.

-         C’est un oiseau…

-         Un vanneau huppé ! lance-t-elle tout de go.

-         C’est un oiseau gris et blanc…. Il a deux huppes noires. Il fréquente les marais, les mares et les prairies humides à la recherche de poissons et de rongeurs.

Elle m’écoutait, réservée, laissant le volatile prendre forme au bout des lèvres. Et soudain le mot jaillit :

 Un héron !

-         Tu es un ange et mon héron-ine ! Et son nid c’est une héronnière !