Eloge de l'imparfaite
A Martine, qui, chaque automne, recueille le soleil entre ses mains
« Envoyé spécial » ce jeudi (avec masque et accoutrement de protection) au cœur du paysage vert et quasi paradisiaque d’un terroir de notre France intemporelle : le Limousin. Ses grands lacs aux bois dormants, ses forêts de hêtres et de charmes à perte de vue, ses prés fleuris de paisibles limousines, ses jolis clochers assoupis. Images d'Epinal, réalités d'épines venineuses...
A quelques enjambées de Pompadour, Madame…
Là un Eden à perte de vue
De vastes et profonds vergers
Où l’on pourrait cueillir le fruit interdit
En tenue d’Eve ou d’Adam.
Au cours du mois de mai,
Sous la feuillée, allez vous promener
Main dans la main
Sous une pluie douce et caressante
De fleurs blanches,
Vous ressentirez un avant-goût de paradis…
Sauf que…
Vous n’en sortirez pas indemne.
Ces pommeraies, d’apparence si belle,
S’avèrent silencieuses comme la mort.
Un voile immense les recouvre
Et les protège de la faune volante et voleuse,
Sifflante et bourdonnante.
Parfois on entrevoit un merle mort,
Pris dans les mailles du filet.
Dessous un alignement parfait de fruitiers
Tels des hommes de peine
Croulant sous le poids de leur charge,
Des pommes rougissantes,
Si appétissantes
Qu’on en ferait notre quatre heures,
Voire notre festin du jour.
Sauf que…
Vous n’en sortirez pas indemne.
L’apparence est trompeuse.
Trop belles, trop bien faites
Pour être saines nettes honnêtes.
Cette quasi perfection
Ne présage rien de bon
Pour notre santé.
Et voilà que tout à coup un engin monstrueux
Pétaradant rugissant
Pour la énième fois quarantième cinquantième ?
Saupoudre les arbres suffocants
De fongicides, d’insecticides,
D’herbicides alternativement.
Sinon rien braves gens des clopinettes
Un beau nuage blanc poudre de neige se répand
Et déborde sournoisement
Poison volant sur les maisons voisines
Sur les enfants et sur les grands sans distinction
Sur leur basse-cour leur potager leur verger.
A qui demander réparation pour le mal diffusé
A l’ombre du feuillage lustré
Des fruits parfaitement tournés
D’une rondeur à faire pâlir d’envie
Une pleine lune
On imagine aisément la terre agonisante
Ayant avalé des années durant des overdoses
De ce bouillon d’onze heures et plus…
Et puis une fois cueillie, la pomme
Subira non pas une séance de « lifting »
(En français, opération de chirurgie esthétique par décollement et tension de l’épiderme)
Mais une intervention plus radicale préventive
Un traitement hormonal
Un produit gazeux et offensif
Pour éviter le vieillissement naturel des cellules
Ainsi la pomme gardera
Selon toutes apparences,
Jusqu’à la prochaine récolte
Sa beauté son éclat ses couleurs
Et sa… séduction
Sur les étals elle pavoisera dans sa robe immaculée
Sans tâches, pleine de grâce
Auparavant on aura éliminé
Les pas tout à fait rondes, les trop rondes
Les trop petites, les trop maigrichonnes
Les tachetées, les tavelées,
Celles qui ont de l’acné, dite juvénile, etc…
Seules restent en compétition
Sur le marché de dupes les Miss pommes
Pour vous satisfaire pour votre pomme
Messieurs dames…
Et vous n’en sortirez pas indemne.
Les pimpantes élues auront perdu
Leurs valeurs nutritives
Et concentré en leur sein,
Pauvres pommes et non moins pauvres hommes,
Des toxiques largement, généreusement
Dispensés au fil des saisons
A qui demander réparation pour le mal diffusé
Qui a payé qui va payer pour le sang contaminé
Et la peau les poumons le cerveau
Ils nous préconisent ils osent
À grands renforts de publicité o mensonge
Pour vivre en bonne santé
De manger cinq fruits et légumes par jour
Mais pas ceux-là grands dieux pas ces cochonneries
Si vous ne les épluchez pas
Sur une profondeur d’au moins un centimètre,
(Mais est-ce encore une pomme ou son trognon)
Vous risquez d’accumuler des points cancer
Problèmes neurologiques graves
Et vous verrez qu’avec le temps,
Sans l’aide d’une sorcière ceci n’est pas un conte
Vous allez vous convertir
En légume
Devant moi se trouve une cabarette
(Variété ancienne du nord de la France
Élevée sans artifice au lieu-dit Yserhouck
Du nom de son fleuve malingre
Serpentant parmi les plaines
En maigre partie bocagères de Flandre
Vieille (la pomme) de près de cinq mois
Depuis la cueillette Elle reste ferme
Fringante odorante juteuse savoureuse
Et saine
Bien sûr elle a pris quelques rides
Sa pelure et sa rondeur laissent à désirer
Jamais vous ne la verrez prôner
Sur l’étal d’un supermarché
Modeste, discrète, elle préfère le voisinage du foin
Elle aime les greniers bien ventilés
Se déguste au mitan de l’effort
Ou au coin du feu jusqu’en avril
Et requinque grandement malgré ses cloques
(imaginez la robe fripée parfois terreuse
Le teint jaunâtre), ses tavelures ses boursouflures.
Alors sans tergiversations
J’élis ma cabarette ou ma reinette
Ma pomme locale sans expédients douteux
J’opte les yeux fermés pour l’imparfaite
Celle qui ne paye pas de mine
Celle qui n’a pas trempée
Dans des manœuvres fourbes
Mais qui s’avère être
Une fois franchi le seuil de la fine bouche
Une véritable délectation.
Peut-être me direz-vous
« Vous n’en sortirez pas indemne »
Mais ma pomme c’est un petit soleil
Qui s’invite craquant
Dans mon quotidien